Une Note de lecture pour les amoureux, les amoureuses de la confluences des cultures, des spiritualités et des civilisations pour la protection de l’Alchimie et de l’Âme du monde
La Table d'or, un Chef d’œuvre de Michaël Maïer
par Mohammed Taleb
Michael Maïer, né en 1568, est une figure marquante de l’alchimie et de la pensée hermétique à la charnière des XVIe et XVIIe siècles. Médecin personnel de l’empereur Rodolphe II du Saint-Empire romain germanique, il évolue dans un contexte où la science, la philosophie et la mystique s’entrelacent étroitement. Son œuvre s’inscrit dans la grande tradition alchimique qui cherche à percer les mystères de la nature et à établir un pont entre la matière et l’esprit. Parmi ses écrits les plus célèbres figure La Table d'Or (Symbola Aureae Mensae), publiée en 1617. Ce texte, à la fois érudit et poétique, prend la forme d’un banquet imaginaire où la Chimie, personnifiée, convie douze nations à sa table.
Hans von Kasteel, le traducteur, qui est un immense érudit, souligne dans sa bienvenue introduction : « Ainsi, douze nations se rencontrent autour d’une « table d’or » et unissent leurs efforts pour combattre les ennemis de Dame Chimie. Les déclarations témoignent de leur unanimité, sans toutefois dévoiler ce qui, comme la table même, doit rester à l’état de « symbole ». Il appartient au lecteur, avec l’aide d’Isis, de récolter, de rassembler et de réunir, dans cette fresque impressionnante d’érudition, les enseignements les plus précieux que l’auteur y a éparpillés. »
Chacun intervenant à cette Table représente une culture et une tradition de savoirs, mettant en lumière la diversité des voies d’accès à la connaissance. Par cette mise en scène allégorique, Michaël Maïer défend la dignité de l’alchimie face aux critiques et aux incompréhensions de son époque. Il illustre ainsi un humanisme pluriel, où la quête de vérité transcende les frontières culturelles et dogmatiques. Loin d’être une simple spéculation , sa pensée s’ancre dans une vision du monde où l’alchimie dépasse la seule transmutation des métaux pour devenir une discipline de transformation intérieure. Influencé par la philosophie néoplatonicienne et les courants rosicruciens naissants, l’auteur explore les correspondances secrètes entre l’humain, la nature vivante et le cosmos. Son travail s’inscrit dans la lignée des grandes traditions initiatiques.
L’ensemble de l’œuvre de Michael Maïer, outre La Table d'Or (citons quelques traductions : Atalante fugitive, ou Nouveaux Emblèmes chymiques des secrets de la nature, Librairie de Médicis, Paris, 1969 (trad. É. Perrot) ; Chansons intellectuelles sur la résurrection du phénix, Bailly, Paris, 1984 ; Les Arcanes très secrets, Beya, Grez-Doiceau, 2005 (trad. S. Feye) ; Thémis dorée, ou Les Règles d’or de l’Ordre de la Rose-Croix, Clara Fama, Plaisance, 2011 (trad. de l’allemand L.-P. Duparvie) ; La Semaine philosophique, Beya, Grez-Doiceau, 2018 (trad. Hans van Kasteel)) peut être envisagée, c’est en tout cas notre intime conviction, comme une résistance culturelle et spirituelle de haute intensité face à l’émergence de la civilisation capitaliste occidentale du XVIIe siècle, précisément parce qu’elle incarne et défend une vision du monde radicalement opposée à celle qui s'impose progressivement avec la pensée mécaniste et l'ordre capitaliste naissant.
1. La Philosophie de l'Âme du Monde et du Cosmos Animé contre la Mécanisation du Réel
Michael Maïer, comme d’autres penseurs de la tradition alchimique et hermétique (Paracelse, Robert Fludd, etc.), inscrit sa démarche dans une conception du cosmos vivant, traversé par des correspondances secrètes et une intelligence immanente. Dans La Table d'Or, le banquet imaginé où la Chimie convoque douze nations s’oppose à une vision réductionniste du monde. Loin d’être une simple spéculation, ce banquet est une allégorie de l’unité de la connaissance, de l’intégration des divers savoirs et de la continuité entre l’humain, le naturel et le divin.
Or, au XVIIe siècle, un basculement décisif s’opère : l’univers devient progressivement perçu comme un mécanisme froid, une somme d’engrenages soumis à des lois mathématisables. La vision qualitative et symbolique du monde, qui donnait sens aux phénomènes naturels, est remplacée par une approche qui ne reconnaît de vérité que dans la quantité et la mesure (Descartes, Gassendi, Galilée). Loin d’être anodine, cette mutation accompagne la montée d’un nouveau rapport au monde, où la nature n’est plus vue comme un tissu d’interrelations vivantes, mais comme une ressource exploitable, un stock de matières inertes à manipuler et dominer.
2. La Défense de l'Imagination Vraie contre la Rationalité Instrumentale
Michaël Maïer s’inscrit dans la lignée de Paracelse, qui défendait l’imagination vraie comme un pouvoir visionnaire permettant d’accéder aux lois profondes du monde. L’alchimie, loin d’être une simple proto-chimie expérimentale, était avant tout une science de l’âme et de la transformation intérieure, où l’acte de connaître impliquait une participation de l’esprit humain à la dynamique vivante du cosmos.
L’avènement de la rationalité instrumentale, au contraire, va disqualifier cette approche. Avec la modernité cartésienne, l’imagination est reléguée à une fonction illusoire, inférieure à la raison analytique. La connaissance devient une opération de découpage et d’abstraction, séparant le sujet de l’objet, l’esprit de la matière, l’homme du monde. Dans ce contexte, l’œuvre de Maïer résiste en maintenant une conception de la pensée où la connaissance n’est pas un pur acte de maîtrise, mais un chemin initiatique, une quête symbolique enracinée dans une participation vivante à l’ordre cosmique.
3. La Défense des Sciences Traditionnelles Qualitatives et des Savoirs Populaires contre l’Hégémonie Marchande
Le XVIIe siècle est aussi marqué par la marginalisation des sciences traditionnelles qualitatives, notamment l’astrologie, l’alchimie, la médecine spagyrique et les pratiques de soin populaires. Ces savoirs, fondés sur une lecture analogique du monde et une vision holistique du vivant, sont progressivement évincés par la montée d’une science officielle, appuyée par les États et les nouvelles institutions académiques, qui impose des critères rigides d’objectivation et d’expérimentation excluant toute approche symbolique ou intuitive.
Maïer, en s’appuyant sur la richesse des traditions anciennes et en construisant une œuvre où l’alchimie demeure un langage total – reliant la matière et l’esprit, le visible et l’invisible – se place en porte-à-faux avec cette évolution. La Table d'Or peut ainsi être lue comme un manifeste en faveur d’une science de la qualité, face à l’émergence d’une science de la quantité qui servira de socle à l’expansion capitaliste.
Dans cette logique, la marchandisation croissante du savoir et la privatisation des connaissances (notamment par le biais des premiers brevets et monopoles scientifiques) contribuent à exclure les savoir-faire populaires, en particulier ceux des artisans, des guérisseurs et des alchimistes. L’éradication des formes de transmission collective et initiatique – remplacées par une logique de spécialisation et de professionnalisation rigide – constitue l’un des axes de la réification capitaliste que Maïer combat, en défendant une science ouverte, universelle et intégrative.
À travers La Table d'Or, Michael Maïer ne se contente pas de décrire un banquet hermétique. Il propose une vision du monde qui s’oppose en profondeur aux tendances naissantes du capitalisme moderne : la réduction de la nature à un simple réservoir de ressources, la dévalorisation des modes de connaissance sensibles et imaginatifs, et l’exclusion des savoirs traditionnels au profit d’une science instrumentale au service de la domination technique et économique. Son œuvre, comme celle de nombreux hermétistes et alchimistes de son époque, incarne ainsi une résistance de haute intensité à cette mutation historique. Elle témoigne d’une autre modernité possible – non pas celle du calcul et de l’exploitation, mais celle d’une sagesse intégrant la complexité du vivant, la profondeur du symbole et la quête spirituelle de l’Âme du monde. L'arabe et le musulman que je suis a été ému par la présence intense d'Ibn Sina, "prince de la nation arabe", dans cette assemblée imaginée par l'auteur.
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