Françoise Létoublon, professeur de langue et littérature grecque à l'université Stendhal - Grenoble 3.
Hans van Kasteel, Questions homériques. Physique et métaphysique chez Homère, Grez-Doiceau, Beya éditions, 2012: LXXXVIII + 1099 pages y compris index des citations homériques et table des matières. ISBN 978-2-9600575-6-0
Important ouvrage —dans tous les sens du mot— en hommage à Emmanuel d'Hooghvorst, qui publia son Fil de Pénélope chez le même éditeur en 2009, comme l'explique Stéphane Feye dans la préface, sous le titre "Homère retrouvé": il s'agit de rajeunir Homère en retrouvant les questions que l'on y a perçues dans l'Antiquité, des Vies d'Homère à la Renaissance. L'auteur réalise son projet en présentant une très riche anthologie de textes grecs et latins très bien traduits en français, pour autant qu'on en puisse juger sans avoir le texte original sous les yeux, ce que l'on ne saurait regretter au vu du présent volume.
L'introduction, aux pages numérotées en chiffres romains après la préface de S. Feye, porte sur l'exégèse allégorique d'Homère, montrant bien que les commentaires antiques sont principalement d'ordre allégorique. L'ouvrage est explicitement, par son titre déjà, sous le signe de Porphyre. L'auteur précise aussi sa relation aux fameux ouvrages qui l'ont précédé, du père Buffière et de J.Pépin, pour nous limiter ici aux principales références [1]. Il insiste en particulier sur les auteurs byzantins trop négligés chez eux à son avis.
Les textes traduits sont classés par ordre chronologique, ce qui paraît très sage, permettant une sorte d'histoire implicite du genre. L'introduction l'explique bien, l'allégorie se trouve déjà chez les deux héros épiques eux-mêmes, Ulysse (p.xxxi) et Achille (p. xxxi-xxxii) et il y a eu des commentaires allégoriques dès la période archaïque, puis chez divers philosophes et diverses écoles de pensée, mais aucun n'a survécu sinon dans la tradition indirecte. C'est pourquoi le premier auteur cité est le Romain Cornutus. Tous les textes sont précédés d'une brève notice sur l'auteur, très utile dans le cas de ces auteurs trop souvent tombés dans l'oubli.
Je ne vais évidemment pas ajouter un commentaire à cette collection de commentaires, mais j'en donne la liste pour que les lecteurs sachent ce qu'ils peuvent y trouver:
Cornutus, Survol de la tradition théologique grecque [2]
Héraclite, Allégories d'Homère [3]
Plutarque, Sur la vie et la poésie d'Homère (extrait)
Porphyre, Questions homériques sur l'Iliade (extrait)
Commentaire sur l'épisode de Circé
L'antre des Nymphes
Proclus le Diadoque, Commentaire sur la République de Platon, VIe traité
Eustathe, Commentaires sur l'Iliade (extraits)
Commentaires sur l'Odyssée (extraits)
Tzetzès, Allégories sur l'Iliade (extraits)
Allégories sur l'Odyssée (extraits)
Matthieu d'Éphèse, Exégèse concise sur les errances d'Ulysse selon Homère, augmentée d'une explication éthique
Christophe Contoléon, Sur le prologue de l'Iliade
Sur le prologue de l'Odyssée
Commentaire allégorique sur la panoplie d'Agamemnon
Clément d'Alexandrie, Protreptique (extraits)
Stromates (extraits)
Hippolyte de Rome, Réfutation de toutes les hérésies (extraits)
Anonyme byzantin, Récit d'un philosophe sur les sept philosophes grecs discutant de la Providence d'En Haut (extrait)
Anonyme, Centons homériques (extraits) [4]
Michel Psellos, Petits traités d'exégèse homérique et mythologique
Vient ensuite l'Exégèse alchimique d'auteurs divers, et Le Fil de Pénélope d'Emmanuel d'Hooghvort, vu comme témoin de l'existence de l'allégorie d'Homère de nos jours. Mais il est clair que l'époque de l'empire romain, de Byzance, et de la Renaissance (Denis Zachaire, Fabre du Bosquet, Pernety, Jean Dorat, Blaise de Vigenère, Jean de Sponde pour nous limiter à quelques noms) sont celles de sa grande floraison.
Beaucoup de ces textes, capitaux pour comprendre la continuité de la pensée antique, n'étaient pas disponibles en français. On peut bien sûr les lire dans leur ensemble, mais on peut aussi grâce à l'index les consulter à propos de tel ou tel passage d'Homère. Cette très ample collection sera précieuse pour un public très large.
[1] F. Buffière, Les Mythes d'Homère et la pensée grecque, Paris, 1956 et J. Pépin, Mythe et allégorie, Paris, 1976.
[2] Le mot survol ne me semble pas la traduction idéale. La solution modeste pour Theologiae graecae compendiume adoptée par l'éditrice italienne Ilaria Ramelli (Compendio di teologia greca) citée p. 8 me semble préférable.
[3] Voici les premières phrases de la notice, p. 85: "Nous ne savons pour ainsi dire rien d'Héraclite, jadis appelé aussi Héraclide du Pont, qu'il ne faut pas confondre avec le philosophe présocratique Héraclite d'Éphèse. Il vivait sans doute aux environs du début de notre ère."
[4] La plupart d'entre eux sont généralement attribués à l'impératrice Eudocie, y compris dans les éditions récentes (A.-L. Rey, Homerocentra, Paris, éditions du Cerf, 1998, cité dans la notice).
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« Questions homériques » est une formule de Porphyre, et sous ce titre, Hans van Kastel nous propose une incroyable anthologie de la présence d’Homère dans l’histoire de la philosophie. Le fil d’Ariane qui donne une cohérence au questionnement de ce livre est de montrer que la poésie de l’auteur de l’Iliade et l’Odyssée est une poésie qui porte – dans ses récits, ses histoires, ses contes, ses épopées – des vérités d’ordre physique et métaphysique. Ces vérités seront perçues tout au long des siècles, de Plutarque (42-120) à Clément d’Alexandrie (150-220), de Michel Psellos (1018-1078) à Emmanuel d’Hooghvorst (1904-1999). Le directeur de ce fort volume rapporte un propos de Plutarque à propos de cette capacité du mythe à dire la vérité : « Chez les Anciens, Grecs aussi bien que barbares, la science de la nature se présentait sous la forme d’un exposé physique caché dans des mythes, le plus souvent comme une théologie d’allure mystérieuse, dissimulée par des énigmes et ses sous-entendus, dans laquelle les choses exprimées sont, pour la foule, plus claires que les choses tues, mais les choses tues plus significatives que les choses exprimées. » (p. XXXVI).
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